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mardi 5 juillet 2016

Testament (provisoire ?) d'un génie pas ingénu — Jean Echenoz



Les masochistes qui fréquentent imprudemment ce blogue connaissent bien sûr le chef d'œuvre du regretté Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur — fantastique hommage aux Lecteurs et aux Lectrices s'il en est — dont la table des matières se lit évidemment ainsi :

« Si par une nuit d'hiver un voyageur
En s'éloignant de Malbork
Penché au bord de la côte escarpée
Sans craindre le vertige et le vent
Regarde en bas dans l'épaisseur des ombres
Dans un réseau de lignes entrelacées
Dans un réseau de lignes entrecroisées
Sur le tapis de feuilles éclairées par la lune
Autour d'une fosse vide,
Quelle histoire attend là-bas sa fin ? »

On pourrait prétendre assez artificiel — presque un exercice de style — pareil semblant de coquetterie intellectuelle.
Sauf que c'est le parachèvement d'un roman impeccable, savamment sophistiqué, dont le sujet n'est autre que l'acte de l'écriture en même temps que celui de la lecture eux-mêmes, rien que cela.

(On retrouve, toutes choses égales par ailleurs, semblable cerise sur le gâteau dans le roman du trop discret et méconnu Charles Harness, L'anneau de Ritornel, dont la table des matières est elle aussi très judicieusement pensée et met en évidence, circulairement, l'éternel retour du même — comme nous y invitent aussi Spinoza dans son Éthique ou Debord dans In girum imus nocte et consumimur igni.)

Plus difficile serait de bâtir une ample œuvre romanesque dont la suite chronologique des titres se lirait comme un poème semblable à la table des matières du Calvino susmentionné, et qui dévoilerait finalement la clé toujours fuyante de l'œuvre totale : cela demanderait une ambition, une folie, une ténacité précoce dont on ne trouve guère la trace — toujours dans le domaine romanesque, d'ailleurs — que chez le Bartlebooth du roman inachevé (? oui, il manque un chapitre, à charge au lecteur de le reconstituer) de Georges Perec, La vie mode d'emploi.

Après avoir savouré concupiscemment le dernier opus de Jean Echenoz, Envoyée spéciale, je me suis demandé si ce loustic-là —un des meilleurs écrivains du siècle — n'avait pas justement ourdi ainsi son œuvre.

Las, non : à relire la liste des titres publiés chez Minuit, cela ne semble pas faire sens :

Le Méridien de Greenwich
Cherokee
L'Équipée malaise
L’Occupation des sols
Lac
Nous trois
Les Grandes blondes
Un an
Je m’en vais
Jérôme Lindon
Au piano
Ravel
Courir
Des éclairs
14
Caprice de la reine
Envoyée spéciale

Même si en tarabiscotant l'ordre chronologique, on peut obtenir quelque chose du genre :

« Caprice de la reine (envoyée spéciale) :
Je m'en vais un an courir au piano — nous trois : Cherokee, Jérôme Lindon, Ravel — les grandes blondes, le méridien de Greenwich :
l'équipée malaise, l'occupation des sols, lac.
Des éclairs ?
14. »

Mais revenons au dernier ouvrage publié.

Déjà le titre cligne furieusement à l'echenozophile de base : Envoyée spéciale, c'est comme une spéciale dédicace envoyée à celles et ceux qui auraient tout lu de l'écrivain malicieux.

Et de fait, ce roman est un pétulant feu d'artifice, qui concentre en accéléré tous les ingrédients (évidemment renouvelés, on y trouve même des petites annonces immobilières, des papillons et des éléphants dont la cohabitation finit par s'expliquer, en Creuse ou en Corée — mais j'en passe) de la veine antérieure à ce que j'appellerais la trilogie biographique (Ravel, Courir, Des éclairs), comme pour clouer le bec définitivement à tous ceux que cette trilogie (mais n'oublions pas, un peu plus tôt, le magnifique Jérôme Lindon) dérouta passablement.

L'intrigue fourmille de coïncidences ahurissantes, de barbouzes à la ramasse, d'inquiétantes menaces de violences, de tentatives de dézingage géopolitique, d'amours naissantes s'effondrant aussitôt dans la routine, de détails vestimentaires sophistiqués, d'exotisme de pacotille, de litotes sexuelles, de précisions très manchettiennes à propos de marques publicitaires ou de modèles d'armes, de remarques pertinentes concernant le métro à l'instar d'Au piano, etc., bref, l'ensemble se présente comme un incroyable remix de toute l'œuvre antérieure à Jérôme Lindon.

Sans omettre, évidemment, l'inévitable citation de la dramaturgie classique, comme on lisait dans Cherokee, en fin de je ne plus quel chapitre « Sa vaine inimitié n'est pas ce que je crains » (Racine, Phèdre, I, 1), ici p. 42 : « Rome n'est plus dans Rome, elle est toute où je suis » (Corneille, Sertorius, III, 1), à propos d'une station de la Régie Autonome des Transports Parisiens (!)
Sans omettre non plus les déroutantes trouvailles qu'on ne saurait du tout qualifier, comme ce parachutage au détour de l'intrigue de Pierre Michon, proche de l'auteur en amitié et dans la perfection stylistique.

À bien y réfléchir, Envoyée spéciale s'avoue avec fard comme un décalque des Grandes blondes — la femme [re]trouvée par miracle et expédiée au bout du monde, avant son retour embué d'amour éventuel — mais pas que, tout de même mâtiné de tas d'éléments antérieurs, issus des deux ahuris de L'équipée malaise qui se transmuent ici en Jean-Pierre et Christian, ou de Jouve devenu Objat ; et enrichis d'autant en emportait le souffle des romans irrigués depuis 1979.

Bref, passons.

Non, non, à bien y réfléchir, ne passons pas, surtout pas : attardons-nous un peu, au contraire, sur ces corrélations éventuelles.
Par exemple, nul n'est besoin d'être averty comme feu Jean-Christophe pour s'apercevoir que le début du chapitre 20 d'Envoyée spéciale s'amuse à parodier celui du chapitre 3 des Grandes blondes : étonnante intrusion de l'auteur (le narrateur ?) parmi ses ouailles.
Mais si, passons, finalement, et précisons, tant que faire se peut un tantinet.

Juste un exemple de renvoi, une broutille, à propos de variétoche :

Alors, dit-il enfin, c'est qui, cette fois ? Puis il secoua négativement la tête après que Salvador eut prononcé le nom d'une femme. Ma foi non, dit-il, je crois bien que ça ne me dit rien. Jetez quand même un œil là-dessus, dit Salvador en lui tendant une liasse de coupures de presse et de clichés représentant la même jeune femme, toujours en train de sortir de quelque part et légendée sous le nom de Gloria Stella.



Les Grandes blondes, Éditions de Minuit, 1995, rééd. collection « double », 2006, p. 9


Excessif, Tausk l'a en effet réalisé seul : composé, écrit, produit, interprété à la va-vite et à tout hasard par Constance qui venait d'arriver dans sa vie, qui n'avait jamais rien chanté de la sienne et l'avait enregistré en un après-midi sous le premier pseudonyme — So Thalasso — venu à l'esprit de Tausk. Puis : triomphe, contre toute attente, d'abord en version originale puis en profuses reprises — Gloria Stella, Boz Scaggs, Coco Schmidt, tant d'autres.


Envoyée spéciale, Éditions de Minuit, 2015, pp. 85-86

On en reparlera, car il y a à dire, mais à bien peser les mots, je ne connais pas d'écrivain qui fasse autant jouir le lecteur du bonheur qu'il prend à écrire…

On connaît Le magicien d'Oz, on connaît l'excellent traducteur de Westlake qu'est Jean Esch,
Mais Jean, est-ce Noz ?

Ce pétulant feu d'artifice sonne assez comme un glas, qui me rappelle la périlleuse situation de Manchette après La position du tireur couché (titre qui désignait tellement l'impasse dans laquelle se retrouvait l'auteur !) : que ruminer et pondre, après ?

Envoyée spéciale : un testament, peut-être, mais un testament d'or fait — ce qu'un coq tôt eût chanté.
Hem.

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